• Chapitre 1

    -…les regretter amèrement. Quentin et Céline Marivaux…

    Léo, pour une fois, se tenait droit. Au premier rang, entre Grégoire et le mur. Devant lui, le curé parlait, déballait toute la vie de son frère et de son épouse. Il n’aurait pas apprécié, lui. En même temps, peu de gens présents dans la chapelle connaissaient sa vie. Dans la voiture de Grégoire, qui était venu le chercher à la gare, ils avaient un peu parlé. Il lui avait raconté le magasin d’instruments, les parties de rugby avec Marc et ses potes le dimanche, les bonnes bourres pendant les fêtes entre amis. Que des trucs que Grégoire considérait comme inappropriés pour un descendant de cette famille. Léo s’était bien fendu la poire, a voir le petit sourire crispé de son frère se dessiner avec lenteur sur son visage émacié. Il avait maigri. Qu’est-ce qu’on lui faisait bouffer, a Shanghai, au frérot ? Son expatriation ne lui avait pas rendu service sur ce point-la. Mais malgré la satisfaction d’avoir une fois de plus fait regretter à son frère d’être de la même descendance que lui, Léo se sentait mal.

    Le pire, c’était qu’il n’était même pas triste.

    Juste désolé. Désolé pour Quentin, le seul de ses deux frères avec qui il avait partagé assez de choses pour savoir que cet enterrement en grande pompe ne lui aurait pas plu. Grégoire et Quentin étaient nés à un an d’intervalle, alors que Léo avait neuf ans d’écart avec le plus jeune des deux. Quentin et lui n’étaient pas allés a l’école ensemble, mais ne se quittaient presque jamais. Il était son grand frère, son idole. Pas comme Grégoire, beaucoup plus mature et ennuyant. Quentin était d’une nature douce et encore un peu enfantine. Bien sur, ca, c’était avant le dix-huitième anniversaire de Léo, avant qu’il ne coupe les ponts avec toute sa fratrie. Mais il l’aimait bien, Quentin. C’était le seul des trois à avoir des cheveux roux. Grégoire et Léo, eux, avaient la toison de jais, épaisse et soyeuse, qui faisait l’honneur de la famille Marivaux. Mais jamais Quentin n’avait été traité comme un Poil-de-carotte, oh non, ca… Ca, c’était réservé à Léo, le petit dernier, le vilain petit canard. Famille de cons.

    -Et bien… Nous allons procéder a l’incinération, aussi je demanderais aux plus jeunes de bien vouloir nous quitter un instant, nous les rejoindrons dehors ensuite.

    Le curé avait une tête de castor. De castor qui venait de s’en mettre plein les poches en baratinant deux-trois trucs à une famille de bourges éplorés, et qui s’apprêtait à verser quelques larmes en faisant cramer le corps d’un type qu’il n’avait jamais connu. En se penchant vers l’allée centrale, Léo aperçut Bérangère, la femme de Grégoire, qui sortait en tenant d’une main l’épaule d’Apolline, neuf ans, et portant de l’autre Jean, deux ans. Les trois enfants du meilleur ami de Quentin, les suivirent en silence, bientôt rejoints par les deux rejetons du cousin Hugo. Léo n’avait pas d’enfants. Il aurait pu, a vingt-sept ans. Mais non. Sa guitare, Noé, son appart. Point barre.

    -Mademoiselle Marivaux… Vous ne m’avez pas entendu ?

    -Foutez-moi la paix. Qu’est-ce que ca peut vous faire, si j’ai envie de voir mes parents cramer ?

    Léo pivota d’un coup. Il savait que Quentin avait des enfants, il avait recu les faire-part. Mais il n’avait jamais vu sa nièce et son neveu. Celle qui se tenait debout devant le curé devait donc être Mauve, quatorze ans, née le 4 Aout 1997. Mauve. Ridicule, pensa Léo. Il se souvenait de la date grâce au faire-part, qu’il avait gardé (les enfants de ses frères et sœurs n’avaient commis aucun tort, a ce qu’il savait ?). Et le gnome roux bouclé accroché à sa main, c’était surement Barnabé, six ans, né le 18 Avril 2004… Le 18 Avril… Dans deux semaines. Pauvre gosse.

    -Mademoiselle Marivaux, je vous en prie… V-v-votre frère n’est pas autorisé a…

    -Il est autorisé s’il veut. Barnabé, c’est toi qui décide.

    -Je veux pas partir. Je reste pour quand ils seront dans le feu. Mais ca va pas leur faire mal, dis ?

    L’enfant avait une adorable frimousse couverte de taches de rousseur. Le portrait craché de Quentin au même âge. Le visage de sa sœur, jusqu’alors hargneux, fondit.

    -Non. Ca va les réchauffer, tu vois. Et après, on les mettra dans un endroit bien fermé, pour pas qu’ils… Heu… Qu’ils se dispersent.

    Ouch. Plutôt bien tourné.

    -Pourquoi est-ce qu’ils s’en iraient ?

    -Je ne sais pas. Besoin de prendre l’air ?

    -Comme quand on va à Chamonix ?

    -Voila. Maintenant, chut.

    Mauve releva la tête vers le curé, un air de défi flottant sur son visage décidé. Léo avait beau avoir sa famille en horreur, il resta sans voix devant sa nièce. Elle n’avait pas fait comme toutes ces tantes mielleuses, qui disent qu’un mort est « parti très, très loin, et qu’il continue de te surveiller de là-haut mon ange ! ». Elle avait simplement expliqué, et dit la vérité. Pas toute, mais elle n’avait pas menti. Cette gamine avait du cran, c’était sur, elle tenait de son oncle ! Le vieux castor s’avoua vaincu, et fit un signe au type qui actionnait les élévateurs. Les cercueils de Quentin et de son épouse descendirent dans le sol, et une trappe se ferma au-dessus d’eux. Au bout de quelques minutes de silence, une odeur de bois brulé emplit la salle, et une fumée grisâtre s’échappa des lattes de bois qui composaient  le plancher.

    Une musique s’éleva. Léo fut surpris de la reconnaitre. The End of The World, par Skeeter Davis. Du rock ? Un peu blues, certes, mais du rock ? Du coin de l’œil, il aperçut Mauve qui serrait son frère contre sa hanche. Ses lèvres formaient silencieusement les paroles de la chanson. Léo sourit. Elle avait du gout, la nièce. La bouche du petit garçon agrippé à son bras bougeait aussi, mais son menton tremblotait un peu. Il ne pleurait pas, aucun des deux ne versait de larmes, contrairement à la grande majorité de l’assemblée. Léo connaissait ce genre de tristesse, lorsqu’on est trop triste pour mouiller ses joues. Il avait vécu avec pendant quelques années, au tout début. Pauvres gamins.


    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :