• Chapitre 1

    La pluie coule doucement sur mon visage. Les gouttes transparentes roulent doucement le long de mon nez en trompette recouvert de taches de son. Mes cheveux sont trempés, tout comme mes vêtements, qui collent désagréablement à ma peau. La pluie m’apporte une fraicheur formidable en ce début de journée d’été, et c’est exactement ce qu’il me fallait après une nuit chaude et lourde comme je viens de passer. Mais je ne peux pas m’attarder plus longtemps. Maman, Papa et Rose m’attendent à la maison. C’est un grand jour pour notre famille. Pour notre pays.

     

    Je remets un peu d’ordre a mes cheveux plaqués sur mon crane, et je file me mettre a l’abri sous un des porches de la rue commerciale de ce qui a jadis été appelé le district Douze, et qui a maintenant été rebaptisé la Région minière. C’est l’un des quartiers les plus importants de Panem, c’est ici que l’on trouve la plupart des hautes personnalités du pays, comme mes parents par exemple. L’actuel Gouverneur, Alicante Espérandieu, habitait une des maisons du quartier, avant qu’il ne soit nommé à la tête du Gouvernement, et donc relocalisé vers ce qui s’appelait le Capitole, et qui est maintenant connu sous le nom d’Eden. Ely, le fils du Gouverneur Espérandieu, avec qui j’étais a l’école, m’a une fois raconté au téléphone que le bureau de son père est si grand que quand il avait crié son nom (Ely n’y est allé que pour se faire réprimander, évidemment), ca avait résonné comme dans une église. J’ai une petite pensée amicale pour mon ami, alors que je contourne son ancienne demeure. Dans quelques heures, ce sera de nouveau la sienne, mais celle que sa famille occupe dans l’Eden sera attribuée au nouveau Gouverneur que le peuple élira dans la matinée, en même temps que le nouveau gouvernement de la République.

     

     A cette pensée, je presse le pas. Inutile de faire attendre ma famille, qui m’a envoyé chercher des fruits à l’épicerie du coin pour le petit déjeuner. Je passe derrière la maison vide des Espérandieu, puis j’entre dans mon quartier, qui lui a gardé son nom de Village des Vainqueurs. Une douzaine de maisons semblables s’alignent le long d’une allé pavée, et contrairement au temps d’où mes parents y avaient emménagé pour la première fois, toutes ces demeures sont habitées. Quand j’arrive devant la mienne, je pousse le battant de la porte en acajou, et rentre sur la pointe des pieds, car mes chaussures sont pleine de boue. A peine ai-je posé ma besace a terre qu’une voix m’interpelle.

     

    -Finn ? Tu es rentré ?

     

    La plupart des mères de mes camarades ont des voix d’anges, douces et calmes. La mienne a peut-être un ton maternel, mais il est fort et assuré. Je préfère ca. Sa tête passe par la porte ouverte de la cuisine. Quelques mèches grises se baladent dans ses longs cheveux bruns, mais on ne les voit presque pas. Son visage est souriant lorsque ses yeux gris acier rencontrent les miens, exactement pareils. Papa m’a raconté qu’avant, elle ne souriait presque jamais. Ce a quoi Maman a répondu qu’un sourire sincère était une chose rare, et qu’elle n’était pas comme tous ces hypocrites qui sourient a longueur de journée. Maintenant, c’est différent. Elle sourie plus souvent. Surtout quand elle nous regarde, Rose et moi. J’entre dans la cuisine, et dépose un baiser mouillé sur sa joue.

     

    -J’ai laissé mes chaussures dans l’entrée.

     

    -Parfait. Pense à les nettoyer avant de partir, tout a l’heure. Il faut que tu sois présentable.

     

    Je hoche la tête négligemment, et pose les fruits que j’ai rapportés sur la table en bois qui trône au milieu de la pièce. Ma mère examine mes achats : plusieurs petites pommes vertes, quelques oranges et une poignée de cerises bien mûres. Si les pommes et les cerises sont de saison et ont été cueillies la ou se trouvaient l’ancien district Onze, les oranges ne poussent que très loin d’ici et sont donc une denrée plutôt chère. Mais c’est également le péché mignon de ma sœur, et en ce jour si spécial, ma mère ne cherche qu’à lui faire plaisir. Ses doigts agiles, coupés par endroits à cause de la corde de l’arc qu’elle utilisait jadis pour chasser, se promènent sur les provisions.

     

    -C’est parfait. Comment va Leevy ?

     

    Leevy est l’ancienne voisine de ma mère, et également une de ses amies d’enfance. Elle a pris le poste de maraichère qui s’est présenté à elle lorsque le Gouvernement a attribué de nouveau du travail aux habitants de Panem.

     

    -Elle nous embrasse tous, et souhaite une bonne chance à Rose. Elle viendra peut-être.

     

    -Bien, bien…

     

    Ses doigts passent maintenant dans mes cheveux blonds cendrés, mouillés et emmêlés comme un nid d’oiseau. Elle me donne une tape sur la tête.

     

    -Va te laver, tu ressembles à un rat d’égout !

     

    Je lui tire la langue, et file a l’étage. La porte de ma sœur est close, mais j’entends sa voix, posée et convaincante, réciter une énième fois le discours qu’elle tiendra au pays dans quelques heures. Je souris malgré moi : Rose excelle pour ce qui est de parler devant une assistance. Elle n’a presque pas besoin de répéter. Elle pourrait vendre des glaces aux Eskimos. J’entre dans la salle de bain en face de la porte de ma chambre, envoie valdinguer mes vêtements trempés et fais jaillir l’eau chaude du pommeau de douche. Je me frotte vigoureusement la peau avec une brosse dure, et sort de la cabine en chantonnant doucement un refrain que nos parents nous ont enseigné, a ma sœur et moi, lorsqu’on était petits. Si Papa l’appelle La Chanson du Pré, Maman préfère lui donner un nom plus personnel. La Berceuse de Rue. Lorsque nous étions petits, nous ne comprenions pas vraiment le sens de cette appellation, car la rue n’est qu’une petite fleur jaune sans gros intérêt. Mais Rue est en fait une fillette que Maman a connue lors de ses premiers Hunger Games. Après les premiers jours, elles se sont alliées contre les autres participants. Lorsque l’un des tributs a massacré la petite fille du district Onze, ma mère est restée a ses cotés jusqu'à la toute fin, et lui a chanté cette chanson-la, qui parle d’un Pré idyllique ou règne la paix. Enfin, pas si idyllique que ca, puisque la grande étendue d’herbe qui se situe non loin de notre quartier lui ressemble trait pour trait. Du vert a perte de vue, du calme, et des fleurs un peu partout. Avec mes camarades d’école, on y va souvent après les cours pour décompresser en s’allongeant dans l’herbe grasse sous le soleil. Aujourd’hui encore, je me demande si Rue n’a jamais eu la chance de connaitre un Pré comme celui-là avant sa nomination aux Jeux. Je me doute que la réponse est non, évidemment.

     

    BOUM BOUM BOUM !

     

    Un tambourinement à la porte me sort de ma torpeur. J’enfile rapidement mon pantalon de lin beige et ma chemise blanche immaculée, et j’ouvre la porte. Rose, le nez froncé, m’adresse ce que nous avons convenu d’appeler le « regard de la mort ». Oh-oh. Je souris innocemment.

     

    -Oui ?

     

    -Ca fait des siècles que Maman t’appelle, imbécile. Si tu veux ton petit déj’, c’est maintenant. Après, on va devoir y aller.

     

    -Oh, je n’entends rien d’ici, pardon. Je te suis.

     

    Ma sœur fait la moue, et lève un sourcil. Je lui adresse un clin d’œil, me dresse sur la pointe des pieds, et lui plante un baiser sur la fossette qui orne sa joue gauche. Elle soupire, et ébouriffe ma tignasse trempée. Je suis tenté de faire de même, mais ses longs cheveux bruns sont retenus en un chignon si complexe qu’elle me tuerait si jamais je n’y enlevais ne serait-ce qu’un cheveu. Nous descendons donc tous les deux dans la cuisine, ou nous trouvons nos parents serrés l’un contre l’autre, les yeux clos, l’air heureux. Je souris. J’aime quand ils sont comme ca. Maman finit par nous voir, et relève doucement la tête.

     

    -Ah, enfin !

     

    -Ouais, maintenant que Monsieur Finnick Mellark a fini de chanter, on peut peut-être passer à table ? raille Rose en tirant une chaise pour s’y asseoir.

     

    Je fais mine de m’offusquer, et fais glisser les oranges vers elle. Son visage se détend instantanément, et elle plonge sur le sac en papier comme s’il renfermait de l’or. Ma mère éclate de rire, et part chercher le pain qu’elle a fait griller. Papa s’assoit a coté de Rose, et c’est dans ce genre de moments que je remarque a quel point leurs yeux bleus sont semblables. Tout en épluchant un des fruits du sac, ma sœur coule un regard vers mon père.

     

    -Quoi ?

     

    -Rien, rien… Je me demandais juste si la peut-être future Premier Ministre de Panem connaissait son discours par cœur…

     

    Rose se fige. J’étouffe un éclat de rire : c’est exactement le genre de choses qui peut stresser ma sœur a un point inimaginable. Mon père le sait pertinemment, et un sourire se dessine sur son visage alors, qu’il passe un bras autour des épaules de mon ainée.

     

    -Je rigole, championne ! Je sais que tu le connais sur le bout des doigts, ton discours ! Je te charrie un peu, il faut te détendre, Rosie.

     

    -C’est pas drôle, râle ma sœur.

     

    -De toutes façons, tu n’auras à le faire que si jamais tu es élue, non ? je demande.

     

    -Oui…, admet Rose en se détendant un peu, et en reprenant l’épluchage de son orange.

     

    -Ce qui représente 50% des chances, glisse rapidement Papa.

     

    Tandis que j’éclate cette fois-ci franchement de rire, et que ma sœur se met à nous hurler dessus, ma mère nous rejoint, munie d’un grand plat rempli de pain grillé, d’œufs et de bacon. Elle donne un coup sec sur la nuque de mon père.

     

    -Peeta ! Arrête avec ca !

     

    -Pardon, Rose, excuse-moi…, parvient-il à articuler entre deux hoquets de rire.

     

    -Ca ne m’atteint même pas, affirme ma sœur en croquant dans son quartier d’orange.

     

    Le petit déjeuner se déroule dans une atmosphère plutôt joyeuse, même si Rose est toujours un peu tendue. Mais je ne me fais pas de souci pour elle. Le moment venu, elle sera parfaite, comme d’habitude. Maman dit qu’elle a hérité du charisme de mon père, et c’est complètement vrai. Tous les deux peuvent captiver une foule rien qu’avec leurs mots. Selon mes parents, j’ai plutôt le comportement de ma mère, « en moins pire », me dit-elle. Je ne fais confiance qu’a ma famille, et a un cercle très restreint d’amis proches. Et je ne suis pas très doué pour communiquer. Pas du tout, même. Quand la dernière assiette est vidée, nous partons tous nous préparer à sortir. Il nous faut maintenant rejoindre la place centrale de la Région, la ou se déroulait jadis la Moisson des Hunger Games. Je nettoie sommairement mes chaussures, les enfile, et attends mes parents sur le perron. Rose, très sérieuse dans sa robe blanche sans manches, une pochette noire remplie de documents sous le bras, sort en dernière, et prend le bras de mon père en souriant nerveusement. Alors que nous avançons dans l’allée principale, j’aperçois la famille Cartwright qui s’avance depuis le bout de la rue. Delly, qui est une très vieille amie de Papa, tient son petit dernier, Elric, par une main, et a la seconde passée autour des épaules de son mari, un gars roux de l’ancien district Trois appelé Benno. Ses sept autres enfants marchent joyeusement autour de leurs parents en piaillant comme une volée de petits oiseaux. Lorsque le régime du Capitole est tombé, il a fallu beaucoup de temps au pays pour se reconstruire, mais bientôt, les ressources ont été a peu près équilibrées partout. Avoir des enfants a alors été considéré comme une chose financièrement indifférente, et plutôt comme un plaisir personnel. Les gens comme Delly et son mari ont alors décidé de fonder une famille nombreuse, sachant que leurs enfants ne manqueraient jamais de rien. Lorsqu’ils arrivent à notre hauteur, Delly lâche le petit Elric et son mari pour aller embrasser mes parents. Benno, qui a toujours eu une affection certaine pour Rose et moi, m’ébouriffe les cheveux en souriant. Je lui rends son sourire. Benno est un ancien Muet, ce qui veut dire qu’on a sectionné sa langue suite a un crime qu’il a commis contre le Capitole. Maman n’arrête pas de dire qu’il a été chanceux de tomber sur une personne comme Delly, qui était prête à l’aimer comme il était. Comme il n’avait ni famille, ni NOM DE FAMILLE, il a tout simplement pris celui de son épouse. Laquelle s’approche de ma sœur, et l’étreint gentiment.

     

    -Grand, grand jour pour toi, Rose ! Bonne chance !

     

    -Merci, marmotte la concernée, dont le visage commence à virer au vert.

     

    -Rose, tu es drôlement jolie dans ta robe ! la complimente Ethel, l’ainée des petits Cartwright, âgée d’une douzaine d’années.

     

    -J’espère que tu vas être ministre, ca changera du vieux monsieur moche d’avant, ajoute une autre, une gamine de six ans blonde comme les blés.

     

    -Nora ! s’offusque sa mère, tandis que le reste de nous éclate de rire.

     

    La fillette ouvre de grands yeux, et hausse les épaules comme si elle n’avait rien dit. Je la regarde plus attentivement. Elle n’est pas très grande. Toute menue. Ses longs cheveux sont tressés dans son dos avec un ruban bleu assorti à sa robe. Et ma mère l’observe comme si c’était un fantôme. Elle doit lui rappeler ma tante Prim, que je n’ai jamais connu, puisqu’elle a été assassinée lorsqu’elle avait mon âge. C’est en sa mémoire que ma sœur s’est appelée Rose (Prim est la contraction de Primrose, donc Maman n’a eu qu’a prendre la deuxième partie du nom de sa défunte petite sœur). Ma mère s’aperçoit que je la regarde. Elle hoche subrepticement la tête. « Tout va bien ». Ou du moins me dit-elle. Delly propose que nous y allions. Nos deux familles partent alors d’un bon pas vers la place ou se déroulera l’élection, tout en bavardant joyeusement. Mais Rose reste un peu en retrait. En m’en apercevant, je ralentis pour être à sa hauteur. Je n’ai pas besoin qu’elle me le dise : elle est morte de peur. Ca se voit à son visage devenue blême, a ses lèvres entrouvertes d’où sort une respiration hachée, à ses grands yeux bleus qui s’agitent. Les coins de ses lèvres s’agitent nerveusement, en pale tentative de sourire. Je passe mon bras derrière sa taille, et lui donne une pression que j’espère rassurante. C’est drôle, quand j’y pense. Elle fait presque la même taille que moi, maintenant. Il y a encore un ou deux ans, elle me dépassait complètement, chose normale, puisque nous avons six ans d’écart. Mais maintenant que j’ai quinze ans, elle n’est ma grande sœur que par ses vingt-et-unes années !

     

    -Je crois que je vais vomir, gargouille-t-elle.

     

    -Mais non. Tu vas salir ta tenue, et je ne te le conseille pas. Ca ferait une drôle d’impression pour un Premier Ministre, pas vrai ?

     

    Regard de la mort. Joues verdâtres. Bras qui tremblent.

     

    -Merci, petit frère. La je vais VRAIMENT finir par rendre mon p’tit déjeuner.

     

    -OK, OK, ne m’écoute plus ! Dis-toi juste que tu vas assurer ! On est des gagnants, dans la famille, t’as ca dans le sang, Rosie.

     

    Ma sœur lève les yeux au ciel, et relève le menton. Nous finissons par arriver à la place centrale, et elle semble plus détendue. Les Cartwright partent s’installer dans un coin, et souhaitent une dernière fois bonne chance à Rose. Des gens défilent, des visages que parfois je reconnais, qui adressent leurs encouragements à ma sœur. Celle-ci les accepte en souriant. C’est à mon tour de lever les yeux au ciel : ca y est, le charme a opéré. Des qu’elle est en face de son public, Rose devient placide, et maitrise son stress à la perfection. La seule étincelle de peur que je décèle dans ses yeux est celle qui s’allume lorsqu’Haymitch, ancien mentor et ami très proche de nos parents, nous rejoint pour nous dire que Rose doit monter sur l’estrade de bois car les élections vont bientôt commencer.

     

    -Tous mes vœux sont avec toi, ajoute-t-il en lui tapant affectueusement l’épaule.

     

    Rose le remercie a mi-voix, et se retourne vers mon père. Ses bras sont grand ouverts, et elle se jette dedans. Alors qu’elle se serre contre lui, il est tenté de lui passer une main dans les cheveux. Puis se ravise. Chignon oblige.

     

    -Papa… Je me sens mal…

     

    -C’est rien. Tu sais, j’ai vomi pour mes premiers Hunger Games.

     

    -C’est vrai ? A cause de la peur ? je demande, car ca me semble être tout à fait légitime.

     

    -Non. La nourriture du train était un peu trop riche, si tu veux mon avis.

     

    Ma sœur et moi éclatons de rire. Maman aussi. Elle se souvient. Elle serre ma sœur dans ses bras, et lui dit de se dépêcher de rejoindre l’estrade. Je lui embrasse la joue, et lui fait la grimace que nous avions l’habitude de faire a notre mère lorsqu’elle s’énervait contre nous, quand nous étions petits. Je gonfle les joues, je louche, et je sors de ma gorge un bruit guttural et sourd. Elle pouffe de rire, m’ébouriffe les cheveux, et inspire un grand coup avant de monter sur l’estrade de bois. Mon père pose ses mains sur mes épaules, et ma mère se serre contre lui. Je me contente de faire passer mon poids d’une jambe à l’autre en me balançant. Sur l’estrade, Rose est rejoint par Mr Demies, un homme grisonnant qui a postulé pour devenir Ministre des Finances, et par Led, un jeune homme de vingt-cinq ans, qui lui souhaite devenir Ministre des Ressources Alimentaires.  Lorsque ce dernier monte aux cotés de ma sœur, elle lui sourit, et ils se serrent la main. Ils ont du être a l’école ensemble, si mes souvenirs sont bons. L’écran géant tendu derrière eux s’allume alors, et toute la population de la Région se tait, et observe la vue aérienne de l’Eden qui nous est offerte. S’enchaine un plan serré de la tribune du Gouverneur Espérandieu, qui se lève, et agite la main en direction des caméras. Derrière lui, les membres de sa famille se tiennent debout, habillés sur leur trente-et-un. Je reconnais facilement son épouse, une femme plutôt ronde, avec de longs cheveux bruns, drapée dans une robe noires qui lui tombe jusqu’aux chevilles. Je promène mon regard  sur le reste des personnes alignées a ses cotés. L’un d’eux s’avance, et commence a parler. J’ai la vague impression de le connaitre. Il s’éclaircit la gorge, et commence a vanter combien notre monde a changé, combien le Gouverneur a apporté au peuple, combien nous devons être reconnaissant envers le gouvernement… Et je réprime un hoquet de surprise.

     

    -C’est Ely, qui parle ?! me chuchote Papa en posant doucement sa main sur mon épaule.

     

    Je hoche subrepticement la tête, alors que je contemple ce qu’est devenu le petit garçon brun, effronté et rieur que j’ai laissé partir quatre ans plus tôt, et avec qui je n’ai pu parler que par téléphone au cours des dernières années. Ely a grandi. Sous sa chemise taillée dans le même tissu que la robe de sa mère, on peut voir les muscles de ses bras qui saillent. Ses cheveux, d’ordinaire toujours en bataille et souvent sales, sont coupés courts, et coiffés en arrière. Il se tient droit, devant ses deux frères ainés, vêtus pareillement. Papa siffle discrètement.

     

    -On dirait qu’il a perdu l’habitude de se rouler dans la boue.

     

    -Ce sont bien Ely et ses frères, Finnick ? interroge Maman en se rapprochant.

     

    Tandis que mon père lui répond, je ne peux m’empêcher de me regarder un peu. Mon pantalon beige est troué à l’ourlet de la jambe gauche, après une énième excursion dans les ronces de la forêt qui borde notre quartier. Ma chemise blanche parait presque sale, en comparaison de l’ensemble propre que porte mon ami sur l’écran. Mes cheveux blonds me tombent sur les yeux, et cela fait peut-être trois bons mois que je n’ai pas approché une paire de ciseaux. Et pourtant, c’est Ely qui me parait être le plus pitoyable de nous deux. Parce que, même si le Capitole et son régime totalitaire on été abolis depuis maintenant une trentaine d’années, la République exerce toujours une certaine pression sur nous. Oh, bien sur, nous pouvons manger à notre faim, et voyager dans tout le pays quand bon nous semble… Mais je ne pense pas que nous soyons libres pour autant. Les autorités sont très sévères pour ce qui est de la vie en communauté : nous avons tous des « obligations » pour le bien de notre société : tout vol, toute violence et tout débordement est puni par une amende ou par un emprisonnement. Ce n’est pas aussi grave que lors du temps de mes parents, mais… Je ne sais pas. J’ai l’impression que le gouvernement cherche à faire de nous une société trop parfaite. Ou la paix et la justice règnent toujours, et ou tout doit paraitre sous son meilleur jour. La preuve se tient debout, bien droit, devant mes yeux. L’Ely que je connaissais n’aurait jamais accepté de dire ces choses-la. Il a toujours tout fait par lui-même, comme nous tous, et n’aurait jamais admis qu’il dépendait autant de quelqu’un… Mais il le devait pour l’image de la République. Étant le fils d’Espérandieu, et tout. Je sens la pression de mon père se renforcer sur mon épaule, et quand je lève le nez, je remarque son expression plutôt narquoise. Et je me sens fier. Je coule un regard vers Haymitch et Maman. Et a ma grande surprise, tandis que le premier regarde Ely avec dégout, la seconde ouvre de grand yeux terrifiés. Je donne un léger coup de coude à mon père, et lui indique ma mère du menton. Il s’éloigne aussitôt de moi, et va la prendre dans ses bras. Il doit savoir ce qui la tourmente. Haymitch, les sourcils froncés, s’approche de moi, et grince des dents.

     

    -Que se passe-t-il ? je demande a voix basse.

     

    -Tout ce cinéma lui rappelle un peu trop le Capitole. Et à moi aussi, si tu veux mon avis. Ce léchage de bottes… Ca me file les jetons.

     

    -Ben, il est un peu obligé, non ? C’est le fils du Gouverneur, et…

     

    -Oh, bien sur. Et j’imagine qu’il n’a pas du tout changé, depuis que tu le connais.

     

    J’ouvre la bouche… Pour la refermer. Je sais parfaitement qu’il a raison. Et si je me sens bien supérieur à Ely, une petite partie de moi ne peut s’empêcher de se demander si ce n’est pas de l’injustice. Après tout on lui impose ces discours, non ?

     

    -Bah alors, morpion, on t’a coupé la langue ?

     

    -Non… Mais… Peut-être qu’intérieurement, Ely n’a pas changé ? Je veux dire, ca (je désigne l’écran du doigt), c’est l’image qu’il donne au peuple. Celle du fils parfait de Gouverneur. Pas la sienne.

     

    Mes parents se rapprochent doucement de nous. Maman, appuyée sur Papa, ne peut pas détacher son regard de l’écran. Haymitch soupire, et donne un coup de talon dans une motte de terre.

     

    -Justement ! C’est ce que tu ne comprends pas ! C’est la République qui l’oblige à dire ces choses ! Crois-moi, Finnick, ca commence par la censure de la liberté d’expression, et ca se termine en Hun…

     

    Ses yeux gris passent sur ma mère, pale et inquiète. Il avale le mot de justesse, et bougonne :

     

    -Bref, en choses terribles. Enfin, tu es trop jeune pour parler de politique, morpion. De toute façon, on ferait mieux de se taire, et de regarder ta sœur être élue.

    Je vire mes yeux sur l’estrade. Ely a fini de parler, et Alicante Espérandieu va a présent lire les noms des nouveaux membres du Gouvernement pour qui le peuple a voté durant les deux dernières semaines. Un zoom sur ses mains nous permet de voir l’enveloppe jaune qu’il déchire, le papier blanc qu’il en sort, et… Le tremblement de ses doigts. Il doit avoir peur de perdre sa place sur son piédestal. Il s’éclaircit la gorge –d’une manière qui me rappelle désagréablement Ely- et lit le nom sur le papier.


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